Guerre par procuration III

Je n’ai rien écrit depuis des semaines. J’écris moins. Un autre projet en cours, à finaliser. Puis ce soir. J’ai longtemps hésité avant de me décider. Rien n’a changé. Le scénario est presque le même, avec  en avant première. Un mariage. Nous devrions nous réjouir. Ma soeur se marie le 15 janvier. Trop court pour organiser un mariage. Mais nous nous lançons à corps perdu dans les préparatifs.

Et en marge, il y a la situation qui se dégrade dans mon pays de naissance. C’est la version bis de Guerre par procuration. Je me répète que je suis forte, que je suis même devenue fataliste. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire.

Un pays, deux présidents proclamés, des parents très vieux, qui ont survecu à la première crise. Auront-ils la chance si cela devait recommencer?

Déjà quatre appels de mes soeurs ce soir.

Les premiers pour faire la liste des invités au mariage; les suivants pour me distiller des nouvelles fraîches, pas très reconfortantes du pays. Depuis, je suis sur le net, en train de traquer la moindre nouvelle.

Et à côté, on m’invite avec insistence pour que je vienne voir mon émission préférée : Pékin Express. Mais ce soir, je n’ai pas envie de rire aux gags de Emmanuel de Brantes et des ses comparses. J’ai envie de ne penser qu’à mon père de 85 ans, à ma mère de 65 ans, à mes soeurs, à mes compatriotes, pris en otage par des querelles politiciennes.

Je crains de retomber  encore dans une guerre par procuration.

Bien à vous.

GUERRE PAR PROCURATION II

Ce récit sera accompagné de musique, cette musique qui m’a fait tenir pendant deux ans en attendant le cessez le feu.

Mon cousin a donc respecté nos consignes. Il n’est pas allé chercher ma mère. Nous avons essayé plusieurs fois de les joindre sur leur portable, plus personne ne répond. Les portables sans doute déchargés, parfois, ils sont aux mains des rebelles. Vous tombez sur un inconnu qui vous demande qui vous êtes et  ce que vous voulez, sur le portable de votre frère, votre mère ou n’importe quel membre de la famille.

Désormais, j’ai peur du téléphone, de la sonnerie du téléphone, il me fait sursauter, mon coeur bat, j’ai parfois la sensation qu’il va rompre. Il faut travailler, ici la vie continue, alors je rassemble tout ce qui me reste de courage pour aller travailler, sourir à mes interlocuteurs comme si tout allait bien. Rester calme lorsque vous avez en face de vous des gens qui sont convaincus que le monde ne tourne qu’autour de leur petite personne. Mes enfants sont en bas âge, je me demande s’ils réalisent ce qui ce passe? je crois que non.

Désormais je suis devenue une auditrice assidue des informations, de toutes les chaînes nationales. Je passe de l’une à l’autre dans l’espoir de trouver une information qui n’aurait pas été dite sur l’autre.

Tiens, je pense à ma famille, j’avais oublié mes amies, l’amitié compte beaucoup aussi, j’ai des amitiés qui datent du collège, lorsque nous étions en pension. J’appelle Bouaké. Quelle chance, je tombe sur mon amie Chantal. elle est pressée, bouleversée et moi aussi.

Je crains pour sa vie. Elle vit seule avec sa fille. Elle veut passer la zone de guerre avant le chaos.

« Ma chérie, souhaite moi bonne chance, j’ai rassemblé quelques affaires, je vais tenter de passer. Il faut que je passe avant que les mutins ne s’emparent entièrement de la ville. Je te laisse je me dépêche » Nous ne nous disons pas aurevoir, elle raccroche et je reste un moment comme tétanisée. Mon esprit gambade, les coups de canon que j’entendais en bruit de fond, je l’imagine dans sa voiture en train de passer…

Le soir, aux informations de la une, on nous montre Bouaké, la population qui fuit, qui tente de passer à Yamoussokro. Les mutins qui tirent à coup de canon sur les civiles, des êtres vivants qui tombent comme des mouches, d’autres s’agrippent aux cargos de l’armée française…

Je suis terrifiée. Je pleure, je suffoque, un moment j’avais oublié ma mère; la douleur est multiple, l’esprit est perturbé par ce  trop plein d’émotion.

Mon fils entre dans la chambre après moi et de sa petite voix  me ramène à la réalité ou devrais je dire au temps présent.

« maman, qu’est- ce qu’on mange ce soir? »

Je lui souris, comme si le monde allait formidablement bien, je le dévance àla cuisine et comme un automate, je sors légumes, casserolles, viande pour préparer le diner.

Le téléphone, sonne, j’ai peur, ouf ce n’est pas le pays, c’est ma soeur ainée, elle vient aux nouvelles, nous allons toutes aux nouvelles dans ce genre de situation.

« As-tu pu joindre guiglo, ou le village?

 » je respire un bon coup avant de répondre. Il ne faut pas montrer mon angoisse. Mes deux soeurs sont fragiles et moi je n’ai pas le droit à la fragilité. Je dois être forte pour tout le monde.

« non, pas de nouvelle, ça ne passe pas. »

Je reessaie ce soir.

A table pendant le diner, je suis absente. je regarde mes enfants, ils sont heureux, ils ne se doutent de rien ou font mine de ne se douter de rien, je me lève de table pour aller pleurer dans la chambre. Il ne faut pas leur montrer ma tristesse.

L’une de mes filles, très maternelle, sent qu’il se passe des choses, elle sait que je vais pleurer dans la chambre. Elle me suit et vient me consoler.

 » après m’avoir tapoté le dos, elle me fait une proposition qui me fait sourir. »

« Je t’apporte un verre d’eau maman? »

Je réalise soudain combien les enfants peuvent emmagasiner des choses. Lorsqu’elle était petite, je lui proposais toujours un verre d’eau après l’avoir consolée. Aujourd’hui, elle prenait la relève.

LA GUERRE PAR PROCURATION

AMOULANGA de Magic System

Quel rapport avec la guerre?

Tout d’abord parce que j’aime cette période des Magic System où ils n’étaient pas encore tenus par le Marketing et qu’ils gardaient leur authenticité. Ce n’est pas un reproche loin s’en faut, chacun essaie de prendre sa part du marché et c’est normal.

D’autre part, pendant les deux années de guerre, et pendant que nous recherchions ma mère, mon frère et sa famille, mes nièces, j’avais l’habitude d’écouter cette chanson de Magic System, elle me reconfortait et puis j’avais promis de donner une grande fête s’ils avaient survécus….

Qui parmi vous a vécu la guerre?

Pas vous? Moi non plus mais la vivre par procuration oui et c’est presque pareil! Chacun dit souvent, cela n’arrivera jamais chez nous, nous sommes forts, unis, prospères… et puis un matin de décembre, vous êtes réveillés par la radio, un flash à la place de la musique;  fusillade, rébellion, tueries, mutins, rebelles… Ces mots qui font partie du dictionnaire, sur lesquels vous ne vous attardiez jamais auparavant.

Ce matin de décembre 2002, je me  croyais dans un rêve, puis mon mari me confirme la nouvelle.

« chérie, ils en parlent à la télé aussi, c’est Abidjan, les rebelles essaient de prendre la ville, le commandant Guei a été assassiné… »

Je suis abasourdie, ma soeur, qui dormait dans la chambre à côté, fait un bond de son lit et nous réjoint au salon. Nous sommes plantés là tous les trois devant la télé, en train de fixer l’écran puis c’est le branle bas.

Il faut appeler la famille, un peu dispersée dans tout le pays. J’avais ce stress de gérer les angoisses de mes deux soeurs, les miennes et ma vie ici avec mari et enfants.

L’enfer a commencé ce matin là.

D’abord par ce sentiment de culpabilité même lorsque l’on est innocent: à commencer par ma soeur et moi. Deux semaines avant, nous avions fait enlever une de mes nièces, maltraitée par son père depuis le divorce de ses parents. Pour la mettre à l’abri nous l’avions confiée à une de mes amies dans le nord du pays. Cette amie était la secrétaire particulière du préfet et nous savions tous déjà que plusieurs « corps habillés » avaient été assassinés. Les rebelles s’en prenaient à eux en premier.

Depuis l’annonce de la nouvelle nous essayons donc de les joindre sans succès. C’est silence radio. A l’ouest ils avaient encore une chance, une journée pour fuir la zone. Ma mère est au village, avec mon neveu qui n’avait que 5 ans à l’époque, mon frère et sa femme enceinte de 6 mois.

Nous réussissons à joindre sur son portable mon cousin Arthur; il peut encore passer, il propose d’aller les chercher au village, les ramener dans la ville où ils habitent pour fuir ensemble.

Nous en discutons mes soeurs et moi, puis nous faisons le choix de les laisser s’en sortir seuls. Je ne voulais pas culpabiliser deux fois. S’il arrivait quelque chose à mon cousin pendant qu’il va les récuper, j’en m’en voudrais toute ma vie. J’acceptais malgré moi de laisser mourir ma mère et les autres membres de ma famille pour épargner la vie de mon cousin.

Suite à venir